"Les religions ensemble contre le sida"


"Les religions ensemble contre le sida" colloque organisé par la section française de la

Conférence mondiale des religions pour la paix à l’Institut Santé et Développement

sous la présidence du Professeur Marc GENTILINI,

le mercredi 8 février 1995.

Entretien avec Gérard Leroy

secrétaire général de la section française -WCRP, 78 rue d’Assas, 75006 PARIS

François PAUL-CAVALLIER : Quelles réponses les religions peuvent-elles apporter aux problèmes présentés par le sida ?

Gérard LEROY : Qu’elles commencent par éviter d’en ajouter ! Que des personnalités religieuses laissent entendre que le sida n’est qu’une sanction de Dieu, que certaines s’en tiennent à déclarer que le préservatif ne résout rien, que d’autres enfin réduisent leurs interventions à la promotion du condom, tout cela manque de charité, tout cela participe à la cacophonie qui éloigne de la prise en charge des problèmes.

F. P-C : Est-ce pour cela que la section française de la Conférence mondiale des religions pour la paix organise ce colloque : "Les religions ensemble contre le sida" ?

G.L. : La section française de la Conférence mondiale des religions pour la paix organise ce colloque, à l’initiative de son président Robert de Montvalon, précisément pour reprendre les vraies questions que pose cette maladie. Nous avions tenté de les cerner au cours d’une première rencontre, en décembre 1992, dont les actes ont été publiés par les Editions L’Harmattan sous le titre "Sida : les religions s’interrogent".

Quelles que soient les nouveautés d’approche que peut révéler cette rencontre il s’agit d’abord de répéter la nécessité de sensibiliser plus encore à notre tâche de croyant.

F. P-C : Quels sont pour vous les tâches prioritaires ?

G.L. : En présence d’un malade, il s’agit d’abord d’aider la personne ébranlée par la maladie à retrouver le sens de son histoire, une histoire qui n’est pas absurde à cause d’un accident, fût-il mortel, précisément parce que, si Dieu est amour, cet amour de Dieu pour chaque personne, incommensurable, est nécessaire et suffisant pour enraciner un sens à son histoire.

Nous avons à nous situer, au niveau de la prévention. La prévention est une des tâches prioritaires sur laquelle nous allons revenir. Nous avons aussi des responsabilités. Peut-être avons-nous d’abord à participer à la répression de la drogue, cette nouvelle peste que développent les avides de fric au dépens des vies humaines. Nous avons aussi à participer à la recherche d’un traitement de la maladie. Mais ce que nous avons à faire en propre, c’est de lutter contre tout signe d’exclusion ou de discrimination à l’égard des séropositifs, pour maintenir entière leur part au sein de la communauté humaine. "Dès les prescriptions les plus anciennes, rappelait France Quéré au cours du premier colloque, c’est au plus faible que s’adresse l’urgence de la sollicitude. A la veuve et à l’orphelin. Et dans l’Evangile, la priorité obligée du plus souffrant."

Qu’on le veuille ou non, les religions sont des acteurs sociaux. Cela leur donne une responsabilité qu’elles ne doivent pas fuir mais qu’elles ont le devoir d’exercer, qu’elles exercent d’ailleurs, plus ou moins bien, aux niveaux de la pauvreté, de l’exclusion, de la discrimination. Les religions doivent donc prendre part ou s’associer aux actions des pouvoirs publics. Quand celles-ci, par exemple, portent sur le respect et le droit de la personne humaine, nous devons être à leur côté et veiller à ce que le cadre juridique garantisse aux malades atteints du VIH, la même considération, les mêmes soins, la même protection, la même liberté d’exercice professionnel que tout autre personne.

F. P-C : Une société administrative propose un moyen concret lors des rapports sexuels pour diminuer les risques. Les religions semblent répondre ailleurs ?

G.L. : On n’a pas seulement dit, en voulant dénoncer ses dégradations morales et particulièrement son libertinage, que le monde était atteint du sida. On a proclamé que c’était l’Eglise qui était l’un des principaux porteurs d’un virus que Dieu avait lui-même créé ou qu’il admettait ! "Ce n’est pas ce Dieu-là que nous pouvons aimer" déclarait au cours de notre première rencontre Dalil Boubakeur, Recteur de La Mosquée de Paris.

Toute cette polémique vient de l’incapacité des médias à se défaire d’une logique binaire. Nous sommes "sommés" de répondre -bêtement- à la question : "approuvez-vous, oui ou non, le port du préservatif ?".

Or, je vois deux volets à la réponse. Le premier c’est l’impératif causé par l’urgence. Et parce que la nature humaine est ainsi que des gens ne vont pas changer de sitôt leur comportement sexuel, et aussi parce que le souci de mon prochain doit être le premier de mes devoirs spirituels, il importe avant tout de se protéger de la mort et protéger autrui. Or, le préservatif empêche la mort. Qu’on se le dise !

Mais on n’a pas obligatoirement rendu compte de l’approche de la question en s’arrêtant là. Les Eglises ne se rendraient-elles pas coupables d’une honteuse démagogie si elles taisaient soudain leur conviction qu’on ne peut pas faire l’impasse sur la fidélité dans l’amour ? Il est sûr que l’hédonisme du monde ne le prépare pas à recevoir le message de l’Eglise, qui d’ailleurs ne passe pas. Il y a pourtant une tâche à entreprendre de ce côté-là. Elle s’inscrit dans le long terme, puisqu’elle relève de l’éducation.

Délaissons nos certitudes closes et violentes. "Le vériste est saboteur de la vérité" disait Jankélévitch. Il l’est quand il refuse l’un des deux volets de la question, le volet de l’urgence à laquelle on ne peut répondre que par le moyen du préservatif, ou le volet du long terme où s’inscrit l’éducation et la réhabilitation de valeurs oubliées qui font cruellement défaut. Pour l’heure, entendons notre devoir de solidarité humaine et mettons en route notre responsabilité. Les jeunes en particulier sont demandeurs, les jeunes foyers, les jeunes couples, les jeunes tout simplement. Soyons à l’écoute. La vérité disjointe de la sollicitude peut parfois être homicide.

F. P-C : Le sida est un véritable enjeu pour la paix mondiale. En quoi votre association peut-elle faire des propositions aidantes ?

G.L. : Mais le sida nous a mis en état de guerre ! Le sida c’est l’ennemi à détruire. C’est entre les mains des découvreurs de l’anti-VIH que nous remettons notre espérance de victoire. En attendant, comme dans toute guerre, il faut des ambulanciers, qui apportent leur soutien, leurs soins, leur protection, bref des personnes qui viennent en aide aux blessés, parfois au péril de leur vie. Combien de soignants, atteints à leur tour par le virus, sont morts à la tâche ? Cette aide, elle a une telle finalité en soi que vous m’accorderez de ne pas penser à lui attribuer des vertus pacifiantes et la relativiser à une autre finalité.

Le VIH est l’ennemi. Ses ravages le placent en concurrent direct de la kalachnikov !

Ca n’est pas en remisant son arme qu’on se dégage de tout effort de paix. Il nous faut la construire. L’éthymologie du mot paix, en hébreu, désigne un état d’harmonie, avec soi, avec ses proches, avec Dieu. C’est ce que signifiait Shalom, à l’origine. La paix n’est pas seulement l’absence de conflits.

Les religions auxquelles appartiennent les participants de ce colloque comportent dans leurs principes moraux le devoir prioritaire de compassion, d’empathie si vous préférez. Tous les membres de la Conférence mondiale des religions pour la paix ne se mobilisent pas obligatoirement au service des malades du sida. Mais tous approuvent spontanément que certains soient présents auprès des malades ou réfléchissent au problème. Pourquoi ? Parce que le mot paix ne désigne pas seulement les espaces où ne ruisselle pas l’hémoglobine qui fait parler les journaux. La paix est plus qu’un mot. Et la paix est toujours à faire. Faire la paix, c’est d’abord placer la relation entre des interlocuteurs sous le signe de la sollicitude. J’aime beaucoup ce mot de sollicitude parce qu’il désigne parfaitement le comportement qui doit être celui de tout croyant.

Vivre, avec et pour les autres, dans des institutions justes, voilà comment Paul Ricoeur définit la sollicitude. A qui irions-nous sinon à ceux qui en ont le plus besoin ?

F. P-C : Certaines religions nient la maladie car sa transmission s’effectue par des pratiques qu’elles interdisent ?

G.L. : Je vous l’ai dit, certains ont prétendu que la maladie avait été envoyée par Dieu, comme une punition voulue par "le Grand Manitou" en vue de corriger les hommes et de les faire marcher droit ! Mais depuis qu’on a su que le sida pouvait être transmis à l’occasion d’une transfusion sanguine on ne peut plus tenir sérieusement ce langage.

Il n’y avait pas que Jacques Ellul pour supposer que le sida se présentait un peu comme la duplication ou la résurgence de l’un des fléaux d’Egypte. Les musulmans aussi penchaient pour une explication du mal comme fruit de la colère de Dieu, bien qu’il ne faille en aucun cas, pour un musulman, considérer le malade à jamais perdu pour Dieu, car il n’y a pas de maladie dont Dieu n’ait pas prévu de remède.

Finalement, face au mal, la première des choses est d’en faire l’aveu. Puis de le prendre sur soi, enfin de le combattre, qu’on l’ait commis ou qu’on en souffre. Plus la maladie nous atteindra et plus s’éloignera la question "pourquoi ?". Elle fera place à un cri : "Pourquoi moi ?". Chemin faisant, la mort révèle au souffrant sa dimension salutaire. N’est-elle pas le lieu de la rencontre de Jésus-Christ ?