Yves Dreiss

Carnet de voyage au Maroc


Voyager c’est transporter soi ailleurs, provoquer la rencontre du passé avec un présent autre qui donne l’illusion de découvrir un monde différent un exotisme proche…

Ce que le voyageur observe n’est rien d’autre que la richesse

qu’il possède en lui-même, qui est là cachée à son insu,

elle émerge quand l’ouverture de l’être lui laisse enfin la place.

Voyager, c’est provoquer la rencontre de deux mondes qui ont toujours cohabité sans jamais le savoir, comme deux voisins d’un même immeuble qui se croisent dans les parties communes sans mettre en face à face leur histoire de vie.…

Ainsi des vies peuvent passer côte à côte sans jamais partager une commune humanité…

Voir l’exotisme révèle notre regard, ce que nous croyons découvrir chez l’autre est cette partie cachée de nous qui attend la rencontre. L’homme qui observe un caillou croit qu’il décrit la roche alors qu’il ne révèle que l’effet que la pierre fait en lui.

Regarder, c’est l’écho de la rencontre qui percute notre histoire. Le voyage renoue les fragments de notre vie éparpillés par le quotidien et la routine qui recouvrent comme des sédiments la trace d’un souvenir fugitif.

Le "déjà vu" rencontre le "touché !" du fleurettiste au coin des émotions à fleur de peau comme affleurent les roses des sables.

Sur une plage, le rivage n’est pas loin, c’est une frontière réciproque entre liquide et solide. Les corps sont là pour passer de l’un à l’autre, fatmas drapées et femmes en deux pièces, offertes au soleil…

Les cris des enfants et des mouettes rayent l’espace et prennent les plis du vent…

L’horizon, ligne de partage du lourd et du subtil, gardien d’un ordre où l’être a pu fonder. Et se dresser comme pour tenter de mettre son chef plus près de son créateur…

Les cités minérales tentent d’infléchir le cours de l’horizon, inconscientes qu’elles ne peuvent que le suivre…

La chaleur écrasante force à entrer en soi, quêter une ombre, où subsiste encore un peut d’humidité…

Les arbres enfoncent dans l’air du ciel les branches des racines aériennes. Les palmiers des patios sont des bourgeois nantis qui rient des sans abris hors les murs…

Les senteurs métissées d’épices et d’humanité nous gardent en éveil au cas où les rêves feraient de nous des anges…

Le minéral règne seul à l’origine, quand il concède au végétal de s’installer, il le contient dans son cycle.

Ce qui marque le début des choses influe toujours sur la suite des choses…

Les charrettes à moteur humain portent ce que les dos n’en peuvent plus…

Le vent se glisse entre les silhouettes, caresse l’intime aux plis des corps…

Il est des plis de l’aine intimes aux poils de verdure où les odeurs boisées parfument les vallées…

Le vent souffle où il veut, le creux de la vallée aux buissons touffus n’évite pas sa pénétration fécondante…

Il est père des graines accueillies dans l’aine des collines…

Le silence n’existe pas ; il est Sa Voix qui parle en nous…

Le désert est un monde où l’on a retiré les meubles inutiles…

La nuit foisonne des traces du jour qui se mêlent aux secrets trempés dans l’encre sombre des projets de demain…

La nuit n’arrête pas les violences,

lentement elle mange le jour passé pour accoucher enfin

entre les lèvres distendues de l’aube d’un nouveau temps à vivre…

Voyageur, témoin d’une rencontre prends l’empreinte dans ton cœur comme une blessure chérie, ton regard ne sera plus le même…

Ton histoire a changé car tu as mis le pied ailleurs.…

Maintenant tu sais qu’une part de toi-même t’attendait ici.

Prends ta part de butin et laisse ton offrande, l’humanité toute entière en sera transformée…

Tes jours ne seront plus les mêmes, tu as goûté le fruit qui te rend responsable,

il faudra témoigner, garder les yeux ouverts …

Pars, tu es quitte, cette terre te donne quitus, il te reste à transmettre…

Le bruit de la vie se mélange aux mots qu’un jour on ne saura plus dire…

Ce morceau d’ici et maintenant fait partie de ma vie éternelle, il m’interroge sans relâche…

Pourquoi ce voyage ? Cette rencontre ? Ce texte ?

Prendre du temps pour vivre ?

Donner le temps à un enfant de grandir ?

Je sais aujourd’hui que je ne peux pas tuer le temps sans risquer de blesser l’Eternité…

© François PAUL-CAVALLIER, 2001